Editions Philya © |
Dans le cadre du dossier Auteur BD, drôle de métier, Joseph Béhé a accepté d'apporter son regard singulier sur les contours du milieu du 9e art. Enrichi de vingt ans d'expérience durant lesquels il a exercé comme scénariste, illustrateur, coloriste, enseignant mais aussi comme co-fondateur de la SNAC et du GRILL, Joseph Béhé est l'un des observateurs privilégié de la condition, de la réalité, des revendications mais aussi de la beauté d'un "métier" qui se bat encore pour mériter ce titre.
Joseph Béhé - Droits Réservés © |
Réalités du terrain, évolutions des outils de création, rapports avec les éditeurs, mutations des chaines de diffusion et de distribution du livre, particularités et précarités du statut d'auteur, l'avenir des jeunes générations de créateurs,... Joseph Béhé partage une analyse lucide sur un métier vivant, qui nécessite, comme tout art en mouvement, que tout ses intervenants harmonisent leurs pratiques pour atteindre son objectif principal : interpeller, son ultime juge, le lecteur.
BD : Vous êtes auteur de bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Avez-vous constaté durant ces années des changements dans le statut d’auteur ? Lesquels ? (modes et outils de création, conditions de travail des auteurs, contrat, rapports avec les éditeurs…)
J.B : La liste des changements plus ou moins radicaux est tellement
longue qu’il est impossible d’être exhaustif.
Du point de vue des outils de création, l’ordinateur et ses
logiciels de dessin 2D et 3D, les logiciels de retouches ou de mise en couleur,
la composition typographique… toutes ces techniques numériques ont apporté
souplesse et efficacité. Autre évolution : Les auteurs travaillent aujourd’hui
de plus souvent en atelier à plusieurs, des illustrateurs ou avec des
professions parallèles (photographes, architectes, artistes plasticiens). Les
modes (du point de vue des styles graphiques) ont bougé et s’usent au fil des
succès et des publications qui exploitent chaque nouveau filon (Historique,
aventures financières, espionnage, séries concept à plusieurs dessinateurs,
blogs, etc, etc…) Il n’y a rien de neuf à cela, c’est l’évolution d’un médium
quel qu’il soit.
Belya Dogan © |
1) les lecteurs ont petit à petit délaissé les journaux pour
privilégier l’achat d’albums. Les journaux ont presque tous disparus et les
auteurs ont perdu un espace (grand public) d’essai et de création. Aujourd’hui
de petits journaux et de la micro édition existent, mais ne permettent aucune
rémunération.
2) Les coûts de fabrication des livres ont diminué fortement
(mise en page, scann et photogravure faisable sur son pc) impression à
l’étranger. Cela a aussi permit aux éditeurs de reporter sur les auteurs
certains de leurs frais et à de nouveaux éditeurs d’émerger dans le milieu
(éditeurs alternatifs, collectifs d’auteurs…)
3) au tournant des années 2000, le nombre de titre a commencé à
monter de façon vertigineuse. Les libraires n’ont plus de place pour travailler
le fond (les anciens titres), la rotation devient de plus en plus rapide, les
lecteurs se rabattent sur les titres phares. Les grosses ventes stagnent et les
petites diminuent toujours.
4) Le marché de l’occasion progresse. En effet pourquoi acheter
en librairie un ancien titre au prix fort alors qu’on peut l’obtenir facilement
à pas cher via les plateformes de ventes sur internet.
5) le marché du jeux vidéo explose. Le temps de loisir n’est pas
extensible à l’infini et si on joue de plus en plus, on ne peut pas également
lire de plus en plus… Le jeu incorpore progressivement les outils de la fiction
ainsi que l’interaction avec de nombreux autres joueurs et le divertissement
proposé devient une expérience de plus en plus globale.
Résultat les tirages moyens sont passés de 15.000 à 3.000 ex.
L’auteur ne peut plus facilement vivre des avances de plus en plus réduites que
proposent les éditeurs.
Aujourd’hui les éditeurs sont des agriculteurs, ils sèment des
graines par milliers et arosent (un peu) ce qui a poussé.
Pierre Michel Menger analyse très bien ce phénomène dans son
livre « le travail créateur, s’accomplir dans l’incertain ».
Plusieurs auteurs dont Rodolphe, Fabien Vehlmann, Jacques Terpant ou Kris ont
commenté également ces boulversements sur leurs blogs.
Par ailleurs la BD a acquis une reconnaissance
de la part de l’élite culturelle et des institutions publiques. Cette
reconnaissance a renforcé le sentiment d’appartenance à la catégorie « artistes » en lieu et
place de la catégorie « artisans » où se reconnaissaient volontiers
les auteurs ayant émergé dans les années 50. Qui dit artiste dit vocation,
passion, désintéressement…
Trop de métier tue la création (la production des années 80 ne brillait pas par
une créativité extrème) mais trop de création tue le métier (on risque de se
retrouver avec 99% d’amateurs et 1% de pros)
Etre auteur de bandes dessinées peut rester un métier si les éditeurs
redeviennent raisonnables. C’est également une activité artistique car dans la
plupart des cas, le résultat final que l’auteur cherche à atteindre est
imprévisible. Pour moi, les deux aspects « métier / activité artistique « sont
compatibles.
BD : Que ce soit sur les réseaux sociaux, dans la presse spécialisée ou les blogs, les auteurs, habituellement assez secrets sur leurs conditions de travail et de rétributions, dévoilent régulièrement leur mécontentement. Est-ce pour vous le fait de quelques pratiques isolées ou le symptôme d'un mal plus profond ? Si oui, pourquoi ?
SNAC © |
Trois axes ont été privilégiés : la conciliation
(discussions entre des auteurs importants dans les maisons d’édition pour
régler à l’amiable des conflits naissants), le volet juridique (possibilité
pour le syndicat d’aller en justice) et la diffusion d’informations juridiques,
sociales et fiscales.
LeGRILL © |
On travaille actuellement à la mise en place d’un gros portail
d’information sous forme de moteur de recherche très pratique pour toutes les
questions relatives à la vie d’un auteur ; le site sera opérationnel
courant 2012 ( www.profession-auteur.info
)
BD : Vous avez enseigné à L’école des Arts Décoratifs de Strasbourg à partir de 1997 puis en 2001 vous créez la première plateforme d’enseignement atelierbd.com. Transmettre et partager votre expérience avec les nouvelles générations vous permet d’apprécier les changements qui se dessinent dans les nouvelles techniques de création mais aussi dans les attentes des maisons d’éditions. Etre auteur de bande dessinée est-ce un métier ou une « activité artistique » ? Pensez-vous que les jeunes auteurs pourront trouver l'équilibre entre liberté de création, cahier des charges éditorial et équilibre financier ?
J.B : L’enseignement de la bande dessinée (qui allie le narratif, les
arts plastiques et la mise en scène) devrait, dans l’idéal, rester assez
éloigné des supposés désirs des éditeurs. Si je prend pour exemple la trilogie
« Rosalie Blum » de Camille Jourdy, un enseignant qui pense
« édition » voyant arriver ce projet lui aurait dit qu’il était
suicidaire de proposer l’histoire sous cette forme (3 fois 120 pages). C’est
même ce que je pensais en mon for intérieur, or je lui ai dit de continuer car
la forme qu’elle proposait était pour moi indisociable du fond. Elle a bien
fait de persévérer dans son choix puisqu’elle a été récompensée de plusieurs
prix et que les ventes se sont envolées. L’école est un endroit de liberté
complète en matière de création. A travers les écoles d’art, l’état finance une
partie de la recherche et développement du secteur de l’édition pour employer
un language d’entreprise.
Pour reprendre le fil de votre question, je ne prétends pas du
tout « transmettre mon expérience », d’ailleurs l’expérience ne
se transmet pas, elle se vit. Ce que je prétends faire, c’est de créer avec
l’équipe des enseignants, naturellement, un environnement favorable aux divers
apprentissages techniques, aux échanges et à l’épanouissement des
personnalités.
DR © |
BD : Un dernier mot ?
J.B : La carrière artistique
n’a jamais été facile. On peut être « petite main »,
« artisan », « artiste », « chercheur » …
parfois l’un, parfois l’autre. Il reste néanmoins important d’estimer son travail
non pas uniquement sur un plan artistique, mais aussi sur un plan économique.
Je pense qu’il faut se rendre compte que son travail est vital pour que le
reste de la chaine du livre puisse en vivre. Vital pour les autres, et donc
vital pour soi.
J’aimerai également que
les éditeurs reviennent à la table de négociation, qu’ils arrêtent de penser
qu’ils sont seuls garants de l’organisation économique du secteur. D’autres
acteurs ont fait irruption dans la bagarre, Google, Amazon, Apple… Beaucoup de
nouveaux entrants qui ont tout intérêt à nous voir divisés.
BD : Merci à vous d’avoir pris le temps de répondre à cet entretien.
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