samedi 1 février 2014

Auteur BD drôle de métier : Regard d'auteur

  Editions Philya ©

Dans le cadre du dossier Auteur BD, drôle de métier, Joseph Béhé a accepté d'apporter son regard singulier sur les contours du milieu du 9e art. Enrichi de vingt ans d'expérience durant lesquels il a exercé comme scénariste, illustrateur, coloriste, enseignant mais aussi comme co-fondateur de la SNAC et du GRILL, Joseph Béhé est l'un des observateurs privilégié de la condition, de la réalité, des revendications mais aussi de la beauté d'un "métier" qui se bat encore pour mériter ce titre.


Joseph Béhé - Droits Réservés ©

Réalités du terrain, évolutions des outils de création, rapports avec les éditeurs, mutations des chaines de diffusion et de distribution du livre, particularités et précarités du statut d'auteur, l'avenir des jeunes générations de créateurs,...  Joseph Béhé partage une analyse lucide sur un métier vivant, qui nécessite, comme tout art en mouvement, que tout ses intervenants harmonisent leurs pratiques pour atteindre son objectif principal : interpeller, son ultime juge, le lecteur.



BD : Vous êtes auteur de bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Avez-vous constaté durant ces années des changements dans le statut d’auteur ? Lesquels ? (modes et outils de création, conditions de travail des auteurs, contrat, rapports avec les éditeurs…)


J.B : La liste des changements plus ou moins radicaux est tellement longue qu’il est impossible d’être exhaustif.

Du point de vue des outils de création, l’ordinateur et ses logiciels de dessin 2D et 3D, les logiciels de retouches ou de mise en couleur, la composition typographique… toutes ces techniques numériques ont apporté souplesse et efficacité. Autre évolution : Les auteurs travaillent aujourd’hui de plus souvent en atelier à plusieurs, des illustrateurs ou avec des professions parallèles (photographes, architectes, artistes plasticiens). Les modes (du point de vue des styles graphiques) ont bougé et s’usent au fil des succès et des publications qui exploitent chaque nouveau filon (Historique, aventures financières, espionnage, séries concept à plusieurs dessinateurs, blogs, etc, etc…) Il n’y a rien de neuf à cela, c’est l’évolution d’un médium quel qu’il soit.

Belya Dogan ©
Par ailleurs, ce sont surtout les rapports entre auteurs et éditeurs qui se le plus modifiés ces dernières années. Pour prendre une image simpliste (mais explicite) je dirai que les éditeurs sont passés de l’élevage à l’agriculture. Il y a vingt ans, les éditeurs avaient un petit cheptel d’auteurs dont ils espéraient faire des cracs. Ils les bichonnaient, essayaient de les fidéliser, d’améliorer leurs productions par une direction artistique d’accompagnement (on y rencontrait des directeurs de collection comme Guy Vidal, qui cherchaient à publier des albums où la qualité importait plus que la date de sortie). Les tirages moyens étaient élevés, les bénéfices dégagés par les best-sellers permettaient de financer la création… Puis plusieurs événements ont commencé à faire bouger l’édifice :

1) les lecteurs ont petit à petit délaissé les journaux pour privilégier l’achat d’albums. Les journaux ont presque tous disparus et les auteurs ont perdu un espace (grand public) d’essai et de création. Aujourd’hui de petits journaux et de la micro édition existent, mais ne permettent aucune rémunération.
2) Les coûts de fabrication des livres ont diminué fortement (mise en page, scann et photogravure faisable sur son pc) impression à l’étranger. Cela a aussi permit aux éditeurs de reporter sur les auteurs certains de leurs frais et à de nouveaux éditeurs d’émerger dans le milieu (éditeurs alternatifs, collectifs d’auteurs…)
3) au tournant des années 2000, le nombre de titre a commencé à monter de façon vertigineuse. Les libraires n’ont plus de place pour travailler le fond (les anciens titres), la rotation devient de plus en plus rapide, les lecteurs se rabattent sur les titres phares. Les grosses ventes stagnent et les petites diminuent toujours.
4) Le marché de l’occasion progresse. En effet pourquoi acheter en librairie un ancien titre au prix fort alors qu’on peut l’obtenir facilement à pas cher via les plateformes de ventes sur internet.
5) le marché du jeux vidéo explose. Le temps de loisir n’est pas extensible à l’infini et si on joue de plus en plus, on ne peut pas également lire de plus en plus… Le jeu incorpore progressivement les outils de la fiction ainsi que l’interaction avec de nombreux autres joueurs et le divertissement proposé devient une expérience de plus en plus globale.

Résultat les tirages moyens sont passés de 15.000 à 3.000 ex. L’auteur ne peut plus facilement vivre des avances de plus en plus réduites que proposent les éditeurs.
Aujourd’hui les éditeurs sont des agriculteurs, ils sèment des graines par milliers et arosent (un peu) ce qui a poussé.

Pierre Michel Menger analyse très bien ce phénomène dans son livre « le travail créateur, s’accomplir dans l’incertain ». Plusieurs auteurs dont Rodolphe, Fabien Vehlmann, Jacques Terpant ou Kris ont commenté également ces boulversements sur leurs blogs.

Par ailleurs la BD a acquis une reconnaissance de la part de l’élite culturelle et des institutions publiques. Cette reconnaissance a renforcé le sentiment d’appartenance à la  catégorie « artistes » en lieu et place de la catégorie « artisans » où se reconnaissaient volontiers les auteurs ayant émergé dans les années 50. Qui dit artiste dit vocation, passion, désintéressement…

Trop de métier tue la création (la production des années 80 ne brillait pas par une créativité extrème) mais trop de création tue le métier (on risque de se retrouver avec 99% d’amateurs et 1% de pros)

Etre auteur de bandes dessinées peut rester un métier si les éditeurs redeviennent raisonnables. C’est également une activité artistique car dans la plupart des cas, le résultat final que l’auteur cherche à atteindre est imprévisible. Pour moi, les deux aspects « métier / activité artistique « sont compatibles.


BD : Que ce soit sur les réseaux sociaux, dans la presse spécialisée ou les blogs, les auteurs, habituellement assez secrets sur leurs conditions de travail et de rétributions, dévoilent régulièrement leur mécontentement. Est-ce pour vous le fait de quelques pratiques isolées ou le symptôme d'un mal plus profond ? Si oui, pourquoi ? 


SNAC ©
J.B : Le mécontentement vient surtout des auteurs qui ont connu l’organisation qui prévalait des années 70 aux années 2000. Les nouveaux entrants voient bien que c’est difficile, mais ont un peu de mal à imaginer qu’ils pourraient en vivre. Beaucoup d’entre eux abordent cette activité en adoptant des attitudes de faiblesse et d’humilité qui ne peuvent que conforter les éditeurs dans une position de supériorité ou au mieux de paternalisme. Il faut dire aussi qu’il n’existait pas jusqu’à ces dernières années de réelles structures syndicales ou professionnelles (les syndicats existaient entre les années 50 et 70, puis ont disparut). En 2007, j’ai co-fondé le groupement des auteurs BD au sein du Snac (voir le site www.syndicatbd.org ) à la suite de l’ADABD qui fait du bon travail en direction des jeunes. Je pense qu’il est déjà tard, mais très utile d’introduire progressivement auprès des auteurs la notion de professionalisation et la défense d’un statut largement plus précaire que celui des comédiens par exemple.

Trois axes ont été privilégiés : la conciliation (discussions entre des auteurs importants dans les maisons d’édition pour régler à l’amiable des conflits naissants), le volet juridique (possibilité pour le syndicat d’aller en justice) et la diffusion d’informations juridiques, sociales et fiscales.

LeGRILL ©
J’ai aussi co-fondé le Grill, un groupement d’illustrateurs qui a été le premier organisme professionnel à proposer des formations aux auteurs en France. Nous avons un site où nous avons répertorié près de 200 tarifs dans l’illustration ainsi qu’un forum où les expériences et les questionnements sont partagés entre la centaine d’auteurs-illustrateurs adhérents. 

On travaille actuellement à la mise en place d’un gros portail d’information sous forme de moteur de recherche très pratique pour toutes les questions relatives à la vie d’un auteur ; le site sera opérationnel courant 2012 ( www.profession-auteur.info )

 BD : Vous avez enseigné à L’école des Arts Décoratifs de Strasbourg à partir de 1997 puis en 2001 vous créez la première plateforme d’enseignement atelierbd.com. Transmettre et partager votre expérience avec les nouvelles générations vous permet d’apprécier les changements qui se dessinent dans les nouvelles techniques de création mais aussi dans les attentes des maisons d’éditions. Etre auteur de bande dessinée est-ce un métier ou une « activité artistique » ? Pensez-vous que les jeunes auteurs pourront trouver l'équilibre entre liberté de création, cahier des charges éditorial et équilibre financier ?


J.B : L’enseignement de la bande dessinée (qui allie le narratif, les arts plastiques et la mise en scène) devrait, dans l’idéal, rester assez éloigné des supposés désirs des éditeurs. Si je prend pour exemple la trilogie « Rosalie Blum » de Camille Jourdy, un enseignant qui pense « édition » voyant arriver ce projet lui aurait dit qu’il était suicidaire de proposer l’histoire sous cette forme (3 fois 120 pages). C’est même ce que je pensais en mon for intérieur, or je lui ai dit de continuer car la forme qu’elle proposait était pour moi indisociable du fond. Elle a bien fait de persévérer dans son choix puisqu’elle a été récompensée de plusieurs prix et que les ventes se sont envolées. L’école est un endroit de liberté complète en matière de création. A travers les écoles d’art, l’état finance une partie de la recherche et développement du secteur de l’édition pour employer un language d’entreprise.

Pour reprendre le fil de votre question, je ne prétends pas du tout « transmettre  mon expérience », d’ailleurs l’expérience ne se transmet pas, elle se vit. Ce que je prétends faire, c’est de créer avec l’équipe des enseignants, naturellement, un environnement favorable aux divers apprentissages techniques, aux échanges et à l’épanouissement des personnalités.

DR ©
Je pense que diversifier des activités peut être une réponse à ces mutations actuelles. Un auteur peut être auteur d’albums, il peut répondre à des commandes de la part des éditeurs jeunesses et faire quelques dessins de presse ou des affiches. Il peut également faire du graphisme. Enfin, il peut chercher à placer son travail dans de nouvelles formes de l’image narrative, je veux parler de la narration pour écran (iPad et autres tablettes) ou faire des incursions dans le spectacle vivant où les concerts de dessins se multiplient.

 BD : Un dernier mot ?


J.B : La carrière artistique n’a jamais été facile. On peut être « petite main », « artisan », « artiste », « chercheur » … parfois l’un, parfois l’autre. Il reste néanmoins important d’estimer son travail non pas uniquement sur un plan artistique, mais aussi sur un plan économique. Je pense qu’il faut se rendre compte que son travail est vital pour que le reste de la chaine du livre puisse en vivre. Vital pour les autres, et donc vital pour soi.

J’aimerai également que les éditeurs reviennent à la table de négociation, qu’ils arrêtent de penser qu’ils sont seuls garants de l’organisation économique du secteur. D’autres acteurs ont fait irruption dans la bagarre, Google, Amazon, Apple… Beaucoup de nouveaux entrants qui ont tout intérêt à nous voir divisés.

BD : Merci à vous d’avoir pris le temps de répondre à cet entretien.

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